Mes doigts pianotent ; maltraitent le bois de la table.
J’attends.
C’est une personne bien élevée, je sais qu’il sera à l’heure, c’est pourquoi je le suis encore plus. Pour tout dire, il ne m’est pas difficile d’être en avance sur les lieux du rendez-vous puisqu’il s’agit de mes appartements que je n’ai pas quittés depuis l’aube. Eu égard au rôle qu’il joue dans cet établissement, je ne l’ai convoqué que pour l’après-dîner. Mais pour ma part, je n’ai pas pu dormir. Je crois que je ne pourrais plus trouver de repos avant qu’une explication me soit fournie. De fait, je suis de fort méchante humeur. Mes yeux sont cernés de plusieurs nuits blanches ou trop courtes. Mes pensées se chevauchent, sans fil conducteur si ce n’est celui des problèmes : je passe d’Amélia à Keith sans transition, je ne pense plus à moi. Enfin, quel besoin avait Keith de venir se prostituer à Paris, lui qui avait une place respectable en Angleterre ? Et quelle honte pour son fils, pour notre fils, si toute cette histoire s’ébruitait ! Mes craintes ne s’en trouvent que ravivées, telle la flamme sur laquelle souffle une petite bise. Aujourd’hui, ce n’est plus en amante, ce n’est pas en femme d’affaires, c’est en mère que je le convoque auprès de moi. Pas de billet ; je lui ai simplement fait dire par un domestique que lady Abbott demandait après lui, et lui ordonnait de se trouver à la porte de ses appartements à 14 heures précises. Le reste ne relevait que de l’entretien privé.
Avec le jour, je me suis levée, ne tenant plus en place dans mon lit. Un bain m’a procuré ses bienfaits, même si j’ai dû user d’eaux florales pour achever d’effacer les ravages de la fatigue sur mon visage. Elles ont l’avantage de parfumer délicatement la personne qui s’en pare. Nue, je passe devant mes fenêtres dont les rideaux ont été tirés pendant ma toilette, et me dirige d’un pas décidé vers mon dressing.
Je ne tarde pas à retrouver ma solitude, une fois mon déjeuner apporté. Tout ne pouvant aller de travers, c’est d’un bel appétit que je mords dans un petit pain et porte ma tasse à mes lèvres.
Le repas terminé, j’attrape un livre dans ma bibliothèque et commence ma lecture. J’espère qu’il m’emportera loin. Hélas, les pages ne sont noircies que de groupes de mots qui se suivent, les uns après les autres, mais qui ne forment aucun sens dans mon esprit embrouillé.
La veille –
Dans le bureau du couple Boldwin, je poursuivais l’examen des dossiers du personnel. Chaque jour, j’étais impressionnée par le soin que mes amis avaient mis à regrouper des informations sur toutes les âmes qui travaillaient pour eux. On ne laisse pas les vauriens fricoter avec les plus hautes sphères de la société ; il y a un certain nombre de renseignements à prendre. A commencer par le nom et la provenance des employés. Quand j’ai lu celui de Keith Forbes, tout droit arrivé d’Angleterre à peu près en même temps que moi, mon sang n’a fait qu’un tour.
–
Quelques coups contre ma porte me tirent de ma rêverie. J’ai dû finir par m’assoupir. Me redressant d’un bond, je jette un regard dans mon miroir, contrôle la perfection de ma tenue bleue.
C’est celui que j’attendais.
J’ouvre la porte en silence, lui faisant seulement signe de rentrer. Aussitôt fait, je n’ouvre pas la bouche avant d’avoir poussé le verrou. Dans un froissement d’étoffe, je me retourne, sans parvenir à cacher totalement mon inquiétude.
« Que veux-tu ? », demandé-je contre toute attente à celui qui était le plus en droit de me poser cette question. « Qui t’envoie ? Est-ce que quelqu’un sait ? », continué-je sur ce même ton, tentant de maîtriser mes craintes, de rester maîtresse de moi-même.