Une robe bleue que recouvrait un tablier : c’est ainsi vêtue que Lucy sortit de bon matin par l’arrière de l’établissement. Devant le soleil resplendissant et la chaleur qui commençait à s’affirmer, elle regretta de ne pas avoir pris un chapeau de paille. Sa peau pâle pâtirait à coup sûr de ces beaux jours dont l’ère venait d’être inaugurée. Mais qu’importe : elle avait l’habitude, à présent, et connaissait les remèdes pour apaiser les brûlures. Les vieilles femmes auprès de qui elle avait pu travailler les lui avaient enseignés. Lucy ignorait comment elles avaient acquis ces savoirs. Elles lui faisaient alors penser à une confrérie de sorcières ne transmettant leurs secrets qu’à un cercle d’initiées… dont elle avait eu la chance de faire partie.

Comme ce temps lui paraissait lointain !
Lucy vivait au Manoir comme si elle y avait toujours vécu. Or, cela devait faire moins d’une semaine. Mais elle se fondait parfaitement dans le décor, travaillait sans compter et ne posait pas beaucoup de questions. Ses supérieures ne le lui disaient pas, mais elles étaient satisfaites de l’avoir engagée : autrement, elles n’auraient pas hésité à la mettre à la porte. C’était ce qui lui faisait le plus peur. La jeune fille savait qu’au moindre faux-pas, elle serait renvoyée sans remords, sans argent, sans biens autres que ceux qu’elle possédait en arrivant. Elle ne pouvait échouer alors qu’elle n’avait jamais été si près du but : comprendre ce qui était arrivé à sa sœur.
Ici et là, il lui semblait entendre son appel, respirer son parfum. Elle savait que Fanny avait vécu de longues années entre ces murs. Elle avait besoin de comprendre ce qui s’était passé ensuite. Alors, à chaque fois qu’elle le pouvait, elle profitait de ses tâches extérieures pour se rappeler un passé lointain, celui qu’elle avait vécu avec sa sœur à ses côtés. Toutes ses tâches en cuisine pouvaient lui laisser l’esprit libre pour relâcher ses pensées et ses souvenirs, mais elle préférait le faire dans les jardins où peu de personnes pouvaient l’interrompre pour lui donner ordres et conseils. Là, à l’air frais, elle était libre, elle était pleinement elle. Lucy n’était résolument pas faire pour vivre enfermée. Visiblement, d’autres personnes pensaient comme elle.

Un homme, assis sur un banc, semblait prendre plaisir à exposer son visage réjouit à l’astre solaire. Lucy exclut d’emblée l’idée qu’il puisse être jardinier. Certes, elle ne les connaissait encore pas tous, mais aucun ne se serait laissé prendre en flagrant délit d’inaction. Elle commençait à savoir comment les hommes travaillaient : s’ils avaient envie de faire une pause, ils s’arrangeaient toujours pour que ce soit lorsque personne ne traînait dans les parages. Et au moment où quelqu’un arrivait, ils reprenaient leurs travaux avec une ardeur telle qu’ils semblaient ne jamais s’être arrêtés. Celui-ci était plutôt du genre passif, et n’avait pas entendu la jeune fille approcher. Il était occupé à autre chose. Lorsque Lucy s’aperçut qu’il venait de chasser une guêpe, et que celle-ci l’avait piqué en représailles, une petite exclamation de compassion lui échappa.

« Attendez, ne bougez pas ! », conseilla-t-elle en se précipitant vers le potager pour ramasser trois herbes différentes. Il fallait soigner la piqûre pour soulager la douleur au plus vite. Elle revint vers le jeune homme en broyant entre ses doigts les herbes récoltées. Puis, sans rien dire, elle appliqua le mélange sur le bras blessé en l’ayant au préalable immobilisé.

« Voilà qui devrait vous soulager… », conclut-elle avec un doux sourire. Devant le silence de son interlocuteur, elle ajouta : « Je sais que cela fait mal, mais c’est la saison, voyez-vous… Il nous faudra faire avec, nous ne pouvons contrer la nature... Seulement l'apaiser. »

Alexandre faisait partie de ces personnes qui ne supportaient pas bien les piqures d’insectes. La boursouflure sur son bras gonflait déjà et il allait bientôt avoir de la fièvre. Ce n’était jamais bien grave mais il savait qu’il serait patraque pendant quelques heures. La soirée allait donc être longue car il allait devoir se montrer charmant et enthousiaste alors qu’il n’aurait qu’une envie, c’est d’aller dans son lit.

Et surtout, il ne fallait pas qu’il laisse penser qu’il n’avait pas sa place dans les jardins. Perdre ces instants de flânerie serait l’une des pires choses qui puisse lui arriver. L’ambiance confinée et les effluves parfumées du manoir lui donnaient parfois mal à la tête et il avait besoin de sentir l’air frais sur son visage. De plus, les années qu’il avaient passées dehors avant d’arriver ici lui avaient donné l’habitude du grand air. L’enfermement ne lui convenait pas, il lui fallait de l’espace.

Le jeune homme s’apprêtait à se lever pour passer de l’eau sur sa piqure quand il aperçut une jeune femme qui marchait vers lui. Teint pâle, chevelure flamboyante et robe bleue... elle n’était pas au manoir depuis longtemps. Elle travaillait aux cuisines. Elle s’apellait...quelque chose qui finissait en i. Il ne s’en souvenait plus vraiment. S’il ne parlait pas, Alexandre avait développé un grand sens de l’observation. Il connaissait les habitudes de chacun dans le manoir et ne pouvait louper une nouvelle tête. De plus, étant muet, les gens autours de lui avaient tendance à croire qu’il était sourd, voir même un peu attardé. Ils parlaient donc souvent devant lui en imaginant qu’il n’entendait rien. Alexandre ne démantait pas leurs allégations et ainsi, il était au courant de beaucoup de choses dans la maison. Il avait ainsi l’impression de détenir une sorte de pouvoir sur les autres. C’était très amusant.

La jeune fille était devant lui à présent. Il leva le regard vers elle et plissa les yeux car elle était en contre jour. Elle lui dit soudain de ne pas bouger et fit volte face. Il obéit, curieux de savoir ce qu’elle voulait et la vit revenir, une poignée d’herbes qu’elle ecrasaient entre ses doigts.

Il eut un léger mouvement de recul quand elle se saisit de son bras mais il la laissa appliquer son remède improvisé sur la piqure. Sa remarque le fit sourire. On ne pouvait en effet rien faire contre les petits désagréments de la nature.
Il regarda son bras badigeonné de vert puis sourit à la jeune femme.

Il hocha la tête en guise de remerciement et par habitude, porta sa main à son cou autours duquel se trouvait habituellement son ardoise mais cette dernière était restée dans sa chambre.
Agacé, il soupira et pointa sa gorge du doigt pour expliquer son silence à la jeune fille. Il ne voulait pas qu’elle le croit impoli.
Maintenant qu’elle savait son handicap, il s’attendait à voir son visage prendre une expression meprisante ou affligée. C’était toujours pareil. On le prenait soit en pitié, soit on le regardait evec dégout...les deux parfois.

La tête lui tournait un peu et il avait une légère nausée... les réactions habituelles aux piqures d’insecte. Il se releva néanmoins et épousseta son pantalon poussiéreux.
Curieux de l’identité de la jeune fille il mima le geste de remuer un plat quelonque avec une cuillère imaginaire en la regardant avec interrogation. Puis se penchant au sol pour attraper un bâton, il traça son nom dans la terre pour se présenter.

Seul le silence suivit l’intervention de Lucy, et celle-ci commençait à croire qu’elle avait mal fait d’apporter son aide au jeune homme. Devant le mouvement de recul qu’il avait eu lorsqu’elle lui avait appliqué son remède improvisé, elle ne put s’empêcher de penser qu’il aurait sans doute préféré rester seul.
Seulement, Lucy était ainsi, la bonté était chez elle innée. Si une personne souffrait, elle se faisait un devoir de l’apaiser. Si une personne était en détresse, elle se devait de l’aider. La jeune fille possédait une philosophie de vie très simple : elle se considérait comme chanceuse. Elle essayait de prendre tous les événements qui lui advenaient du côté positif. Ainsi, elle était toujours disponible pour les autres, oubliant de se lamenter sur son propre sort. Et puis n’était-ce pas de son statut d’être au service des autres ?

Elle s’apprêtait à retourner vaquer à ses occupations, laissant le jeune homme seul, lorsqu’elle vit un sourire se dessiner sur ses lèvres. Ses yeux exprimaient de la reconnaissance. Et bien vite, elle comprit. Il pointait un doigt sur sa gorge avec un soupir de découragement. Lucy l’avait mal jugé. Elle s’en voulut infiniment pour ses précédentes pensées. Et n’eut plus du tout envie de repartir.

« Oh, je suis désolée », furent les premières paroles qui franchirent ses lèvres sans qu’elle ait réussi à les retenir. Elle s’aperçut néanmoins bien vite de la vanité de sa pensée trop vite formulée. Désolée de quoi ? Elle n’était pour rien dans le handicap qui frappait cet homme. Quant à ce qu’elle avait pensé précédemment à propos d’une éventuelle impolitesse, il n’en savait rien car il ne se trouvait pas dans sa tête. C’était sans doute mieux ainsi.
Mais alors, elle ne savait plus quoi dire. Comme dans toutes les situations délicates, elle fit donc appel à ses chimères.

*Que puis-je faire ? Que puis-je faire pour lui ?*

Dans un premier temps, personne ne prit la peine de lui répondre.

*S’il vous plaît… Pixie ?*
¤Attends… Fais ce que te dit ton cœur…¤
*Non, c’est ridicule ! Tu dis ça parce que tu ne sais pas toi-même comment te comporter !*
¤Pourquoi me demandes-tu mon avis alors, si tu connais la réponse ?¤

Lucy ferma les yeux, mécontente d’avoir froissé Pixie. Ce n’était pas la première fois. Elle savait ce que cela signifiait : il ne lui répondrait plus de la journée. Pixie était une vraie tête de mule.
Fort heureusement, le jeune homme n’avait pas perdu son temps et s’était relevé. Puis entreprenait de questionner Lucy… à sa manière. Elle ne put s’empêcher de lui sourire.

« Oui. Oui, je travaille en cuisine, c’est tout à fait ça. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, passez me voir. Je m’appelle Lucy », ajouta-t-elle tandis qu’elle lisait le prénom Alexandre tracé dans la poussière du sol.
« Vous avez un bien beau prénom, Alexandre. Vous travaillez ici ? Mais à quel poste ? »

Bien sûr qu’elle avait d’autres questions. Mais pouvait-elle toutes les poser ? Elle ne voulait surtout pas lui faire écrire toutes ses réponses à même le sol…

« Je peux aller vous chercher une feuille de papier, si vous voulez… Ou préférerez-vous rentrer ? »

Les paroles de Pixie lui revinrent en mémoire : Attends... Et elle se calma alors. En outre, elle était ridicule de lui proposer cela alors qu'il pouvait parfaitement se déplacer seul.
Elle était en train de faire ce qu’elle voulait justement éviter : assommer le pauvre Alexandre sous ses questions. Mais il ne fallait pas avoir peur du silence. Il pouvait se révéler bien plus riches que des réponses à de vaines interrogations.