Paris... combien de fois avait-elle rêvé de découvrir ce qui était si près et si loin à la fois. Combien de fois avait-elle rêvé en écoutant les clients en parler. Elle était appelée la ville lumière, parce qu'il était impossible de s'en approcher sans être ébloui.

Ninon était en son sein mais de lumière elle ne voyait que les faibles lueurs qui flottaient à quelques mètres au dessus d'elle. Tout en haut des réverbères la crasse cachait la misère d'une flamme vacillante. Et les façades des immeubles étaient si sombres qu'il était impossible de les distinguer dans la nuit.

Derrière les vitres crasseuses, peut-être un peu de feu pour les moins démunis, peut-être une bûche ou deux pour faire passer la nuit, peut-être simplement assez pour maintenir le repas du soir au chaud.

Elle avait faim... et pourtant sa faim n'avait rien de comparable avec celle des miséreux qui vivaient derrière les murs. Elle avait encore dans la bouche la saveur des bons petits plats préparés par Françoise, elle sentait encore en elle la chaleur du bien mangé. Et pourtant sur ses doigts, le froid qui s'imprégnait, dans son dos le vent glacial qui la paralysait.

Pour toute tenue elle avait une robe d'apparat, de ces robes qui ne cachent rien, qui ne sont pas faites pour tenir chaud, mais pour au contraire être facilement enlevées. Elle n'avait aucun manteau pour s'y emmitoufler, aucune chaussure fourrée, pas le moindre petit chale pour y enrouler sa gorge.

Ces bras étaient nus et glacés, le visage rougi par la chaleur de la course et le froid qui la prenait maintenant. Et la peur qui agrandissait ses yeux, la peur de rencontrer quelqu'un ou bien de rester seule. Elle ne savait pas si elle préférait voir surgir un ivrogne au coin d'une rue ou bien rester dans la solitude de ces rues sans vie.

Elle ne savait pas où diriger ses pas, quelle rue emprunter, laquelle la rapprocherait ou bien l'éloignerait. Alors elle marchait, à pas lents, sans regarder où elle allait, sans même penser que peut-être il aurait mieux valu ne pas bouger.

Quelquefois elle regardait le ciel, pour y croiser la lune, elle l'avait tellement admirée du dortoir où elle logeait mais comme avant elle ne la guidait pas. Silencieuse dans la nuit elle semblait la regarder et même sourire, de ce même sourire qu'elle avait déjà surpris certains soirs où le désespoir la prenait. Un sourire inutile qui ne réchauffait pas...

La rue...

Une rue sans joie, une rue si triste que même les cris entendus dans le silence faisaient peur à qui les écoutait. Ici une dispute, un homme battait sa femme ou bien criait sur ses enfants. Ici la toux d'un poitrinaire en fin de vie, les cris d'une femme sous les coups, un enfant qui chantait pour oublier la misère autour de lui.

Ce quartier ci était plus vivant que celui qu'elle avait quitté, plus inquiètant, et plus sombre encore. Combien de ces hommes et femmes enfermés croyaient encore à la lumière, combien ne pensaient qu'au lendemain, se demandant s'il fallait le vivre ou bien en finir. Combien auraient aimer vivre au manoir, logé, nourri, et le froid au dehors. Combien elle aurait aimé y retourner, ne jamais l'avoir quitté.

Que lui avait-il pris de courrir derrière la cage qui emportait Dante, qu'espérait-elle trouver si ce n'est les ennuis. Dante devait être en prison à cause d'elle maintenant, ou bien dans un caniveau en sang après avoir été roué de coups. Peut-être était-il libre, bien à l'abri dans son logis, peut-être dormait-il maintenant au fond de son lit bien chaud.

Sa tante lui manquait !

Horriblement !

Sans elle, elle n'était rien qu'un oisillon tombé du nid. Sans elle, elle était incapable de traverser la vie. Sans elle elle n'avait d'autres choix que de s'installer là, sous ce porche mal famé qui la protégerait du froid, sans elle elle pleurait comme elle n'avait jamais pleuré, car demain la retrouverait transie de froid aussi perdue et misérable qu'aujourd'hui.

Ses habits ne servaient à rien, ses bras seuls l'entouraient pour tenter de conserver autour d'elle la chaleur qui s'échappait de chaque pore de sa peau. Recroquevillée sur elle même elle avait décidé de finir là la nuit. Seule et désespérée...

Sa tête se posa sur ses bras repliés et elle chercha à oublier, mais le sommeil ne venait pas, non cette nuit elle ne pourrait pas même fermer les yeux.

Paris. Une bien grande ville, loin de l'idéal que pouvait s'en faire les gens des provinces. Paris n'était en rien une ville lumière. Oui, un esprit naïf pouvait être ébloui lorsqu'il y venait pour la première fois, mai quand, comme la religieuse, on avait grandi dans ce que la capitale pouvait offrir de pire, on ne pouvait pas chanter ses louanges.

Soeur Esther revenait de la petite église du quartier de la Bastille, où elle avait été envoyée par le couvent pour aider le prêtre sur place, qui était actuellement malade. Elle avait aidé à l'office sur soir et avait décidé de marcher un moment dans les rues avant de rentrer se reposer dans la chambre qui lui avait été gracieusement prêtée par l’ecclésiastique.

Les nuits étaient froides, aussi la jeune femme s'était-elle couverte d'une cape pour se tenir chaud. Sa robe de bure n'était que peu visible, mais on reconnaissait aisément la religieuse à sa coiffe noire et blanche, car sa cape n'avait pas de capuche.

Elle avait mangé avant de partir, mais ayant un appétit d'oiseau elle n'avait pas fini son assiette, qui se composait d'une miche de pain et d'un bout de fromage. N'appréciant guère le gaspillage, elle avait emporté les restes dans un petit panier après les avoir enveloppés dans un torchon. Elle pensait trouver sur sa route un nécessiteux qui aurait besoin de cette nourriture.

Elle marchait sans but depuis plusieurs dizaines de minutes maintenant. Oh, elle n'était pas perdue ! Lorsqu'elle échappait à son passé, avant de rentrer dans les ordres, elle avait appris à reconnaître les rues, et sa mémoire ne lui faisait pas défaut ce soir. D'ailleurs, si elle avait bonne mémoire... Oui ! C'était bien là ! Elle avait reconnu cet angle de rue si particulier, qui donnait sur une place encore animée à cette heure du soir.
Non, en réalité elle n'errait pas sans but. Son but en revenant à Paris au lieu de rester au couvent était très clair : sauver les filles qui, comme elle, n'avaient pas eu la chance de pouvoir vivre autrement qu'en vendant leur corps. Oui, alors qu'elle promenait dans les rues sombres et sales de Paris, elle cherchait des prostituées...

Oh, elle aurait bien pu se rendre dans le quartier où elle travaillait autrefois, mais c'eut été se mettre en danger inutilement. Car elle savait que ceux qu'elle avait fui n'auraient de cesse de la chercher jusqu'à ce qu'ils la retrouvent et lui fassent payer sa fuite. Aussi avait-elle choisi délibérément un coin de la ville totalement à l'opposé pour ne pas être inquiétée.

Mais elle avait mal prévu son coup, car depuis qu'elle marchait elle n'était pas tombée sur la moindre péripatéticienne . Elle traversa la place animée pour se rendre dans une ruelle moins passante, où elle aurait sans doute plus de chance. Serrant sa cape autour de ses épaules, elle souffla un petit nuage de buée et accéléra le pas dans la ruelle, jusqu'à La trouver.

Elle était là, petit moineau transi de froid recroquevillé sur lui-même, prête à... A quoi, au juste ? A passer la nuit dehors ? Elle ne ressemblait pas à ces catins des rues que la nonne avait côtoyé. Sa robe légère était de bonne facture. Sans doute venait-elle d'une des nombreuses maisons closes de la ville. Mais peu importait à la religieuse. Elle ne voyait qu'une âme de plus à sauver, qu'une créature du Seigneur à aider.

Elle s'approcha doucement de la jeune femme, pour ne pas l'effrayer.

"Pardonnez-moi, mademoiselle ?"

Elle s'accroupit pour se mettre au niveau de la demoiselle en question.

"Avez-vous besoin d'aide ? Vous semblez perdue..."

Dans son regard pouvait se lire une réelle compassion. Après tout, c'était naturel pour une religieuse...

Le temps s'écoulait, au goutte à goutte, si lentement qu'il était impossible d'approximer une heure quelconque. L'aube était loin d'avoir embrasée le ciel, c'était la seule évidence que l'on pouvait établir.

Cela faisait à peine une heure que Ninon était installée sous l'abri précaire que le porche providentiel lui donnait. Une heure qui lui semblait une année, ou bien un siècle, une heure qui s'étalait sans plus finir. Une heure qui avait suffit pour être frigorifiée. Ses mains engourdies lui semblaient mortes avant elle, elle ne pouvait plus les bouger sans ressentir mille couteaux sous sa peau. Ses joues la brûlaient alors qu'elle grelottait, et sa position recroquevillée semblait même lui peser.

Elle ne cherchait pourtant pas à se lever, faire quelques mouvements pour faire circuler le sang qui stagnait dans ses veines, gelé lui aussi. Elle n'avait plus le courage même de relever la tête, même de tendre l'oreille, et encore moins d'y croire.

Elle ne l'avait pas vu s'approcher, ni entendu, ni voulu. Et lorsque la soeur lui parla, sa voix pourtant si douce la fit sursauter. Sa tête relevée aussitôt, sur le qui vive, rencontra un visage souriant, et des yeux qui brillaient, perçant la pénombre qui les entourait.

Ninon, elle, avait le regard éteint, et ses yeux fermés trop longtemps semblaient ne vouloir plus voir qu'une lumière aveuglante, un halo jaune éblouissant, tellement proche d'elle que son premier réflexe fut de s'enfoncer encore plus contre le mur qui la retenait.

Elle cligna des paupières, plusieurs fois, comme pour sortir d'un long sommeil, comme pour quitter un tunnel, attirée par la lumière tout en ayant peur d'avancer.

Puis la clarté s'estompa et seuls restèrent deux yeux pleins de tendresse, entourés d'un visage jeune et amène. Une femme était penchée vers elle, une soeur, avec une coiffe d'une blancheur virginale.

Celle ci ne bougeait pas, ne parlait plus, elle attendait patiemment une réponse qui tardait. La première réaction de Ninon fut de secouer la tête. Non elle n'avait besoin de rien, non elle n'était pas perdue, non elle ne voulait plus rester dans ce froid qui la glaçait, dans cette nuit qui transformait toutes les silhouettes en monstres effrayants.

Oui elle avait besoin d'aide. D'un manteau pour se couvrir, d'un repas pour se réchauffer, d'un lit pour s'endormir, d'eau juste d'un peu d'eau pour étancher sa soif, juste pour savoir qu'elle était encore en vie et que son corps fonctionnait encore.

Elle ouvrit la bouche, ou plutôt desserra la machoire, décolla ses lèvres gercées et tenta de les irriguer à nouveau en mordant légèrement la lèvre inférieure. Elle semblait ne plus avoir de salive, plus assez pour avaler, encore moins pour parler. Son corps était passé en hibernation et le retour à la vie semblait bien difficile.

Alors elle eut peur, peur que cette apparition, qu'il soit ange ou âme sur terre, que cette apparition providentielle, parte sans qu'elle eut pu la retenir. Elle fit ainsi la seule chose qu'elle savait faire par coeur et ses yeux se remplirent de perles brillantes, tandis qu'elle essayait de simplement bouger sa main endolorie pour la tendre vers cette femme qui ne pouvait que lui vouloir du bien.

Mais elle avait froid, si froid, que ce simple geste lui sembla un déchirement

Le regard de la religieuse ne quittait pas la jeune femme recroquevillée sous le porche. Lorsqu'elle lui avait adressé la parole, la pauvresse avait sursauté, tel un chaton surpris, et n'avait pas dit un mot. La sollicitude de la bonne soeur se changea en inquiétude à cause du temps que mettait la demoiselle à lui répondre. La jeune femme semblait émerger d'une profonde léthargie. Était-ce simplement le froid, ou avait-elle consommé de l'opium avant de sortir ?

Non, elle ne semblait pas droguée, simplement frigorifiée. Elle ne parvint même pas à répondre, simplement à tendre une main tremblante vers la nonne, les larmes aux yeux. Le coeur de la religieuse se serra, saisissant cette main délicate qui lui était tendue. Non, elle n'était pas une vision éphémère, elle était bien tangible, elle était là pour l'aider. Au diable le froid, elle était bien mieux couverte que la demoiselle ! Sa robe de bure lui suffirait amplement. Elle retira sa main de celle de la prostituée pour pouvoir dénouer sa cape. Une fois celle-ci ôtée, elle la passa autour des épaules de la demoiselle et lui frictionna les bras pour la réchauffer.

"Ma pauvre enfant vous êtes morte de froid ! Laissez-moi vous venir en aide. Commençons d'abord par vous réchauffer suffisamment, ensuite si vous avez faim j'ai de quoi vous sustenter."

Elle lui sourit de nouveau, un sourire d'encouragement cette fois. Qu'elle reprenne espoir, elle n'allait pas finir gelée dans cette ruelle, non. La religieuse pourrait lui procurer un endroit chaud ou dormir cette nuit, si elle le souhaitait. Mais elle ne la reconduirait certainement pas chez elle, car elle le savait, les prostituées vivaient toujours près de leur travail. Et si celle-ci, comme elle le pensait, travaillait dans une maison de plaisirs, elle devait très certainement y vivre aussi. Et il était absolument hors de question qu'elle la ramène à ses tortionnaires. Oui, ses tortionnaires. Elle pesait ses mots. Car si la demoiselle se retrouvait seule dehors en pleine nuit, à peine vêtue, c'était forcément qu'elle avait tenté de fuir quelqu'un ou quelque chose.

Une fois la prostituée assez réchauffée pour pouvoir bouger, la religieuse farfouilla un court instant dans son panier pour en sortir une petite gourde remplie d'eau, qu'elle tendit à son interlocutrice afin qu'elle se réhydrate.

"Tenez, buvez, vous irez mieux ensuite."

Elle la laissa boire suffisamment pour pouvoir parler, puis lui demande :

"Quel est votre nom, ma fille ?"

Elle s'assit ensuite sous le porche à côté de la jeune femme, commençant à sortir le torchon qui contenait les restes de repas.

"Vous avez faim, j'imagine... Ce n'est pas grand chose, mais je peux vous proposer un peu de pain et de fromage..."

Morte de froid et de peur, éperdument malheureuse, Ninon restait entravée dans ses gestes saccadés. Une main peu agile, un instant d’espoir insensé, la lumière du renouveau qui s’installe doucement. La sœur lui parlait d’une voix si douce qu’elle en pleurait silencieusement. Les larmes coulaient sur ses joues exsangues, deux ruisseaux intarissables, qui n’allaient pas soulever des montagnes, pas noyer les populations, ils se contenteraient de sécher dans son cou, de s’imprégner dans sa chair et de lui faire encore mal.

La soeur lui parlait et elle ne pouvait répondre, elle voulait l’aider et Ninon ne savait pas comment se comporter devant tant de gentillesse. D’ordinaire, lorsqu’elle pleurait, terrassée quelque part dans un coin isolé, et lorsque sa tante la retrouvait encore avachie, encore apitoyée sur un sort justifié, elle séchait hâtivement les traces de sa douleur et baissait la tête sous les reproches.

Elle fit cette fois tout le contraire, et ses grands yeux effrayés se levèrent vers elle, attirés par une lumière intérieure, happés par un courant inversé, par une envie d’avancer. Cette dame devait savoir comment rentrer, elle savait forcément où se trouvait le manoir des délices, même si cet endroit, surtout parce que cet endroit, devait être synonyme pour elle de débauche à outrance.

La sœur se découvrit, passant sa cape de ses épaules réchauffées à un dos congelé. Ninon ne chercha pas à lutter contre cette vague de gentillesse, elle ne pouvait plus lutter, même pour sauver le peu d’estime qu’elle avait d’elle.  Lorsqu’elle lui proposa un peu d’eau et du pain, elle songea que meilleur festin ne lui avait jamais été proposé. Elle était affamée.

Elle connaissait ce que des centaines d’autres connaissaient chaque jour. La soif et la faim qui vous tiraillent, dépassant les limites, occultant toute autre fonction vitale. Il n’était plus possible de dormir, de penser, de bouger, tant que ce creux au fond de l’estomac ne serait pas comblé.

Alors ses mains endolories, son regard éperdu, tout se focalisa sur ce seul but, dans une même volonté, et ses doigts agrippèrent l'eau tendue. Fade elle n’était pas, froide elle n’en avait pas conscience, même moisie elle l’aurait dégustée.

Elle sirota plus qu’elle n’engloutit, elle ne savoura pas elle apprécia. Dans sa bouche asséchée, entre ses doigts recroquevillés, la vie reprenait peu à peu, même sa salive revenait attirée par des papilles en émoi, elle put même avaler et enfin remercier.

- Merci…

C’était un simple mot, si petit dans sa forme, si grand dans son intention. Ce merci il était si fragile, si faiblement prononcé, qu’un cri déchirant ne l’aurait pas remplacé. Ce merci il tenait en deux syllabes bien distinctes noyées dans un flot de larmes et dans des yeux humides de reconnaissance.

Ce merci amena d’autres mots balbutiés, des explications embrouillées, dont il ressortit quelques syllabes inaudibles.

- … perdue …. manoir … pas dû … désolée ...

Mais ses yeux explicites, ses yeux implorants comblaient les espaces incompris, tout était si simple finalement, tellement évident…

Elle grignottait le pain que la soeur lui avait tendu. Tous les habillages que la société l'obligeait à porter avaient disparus pour ne laisser qu'un petit animal perdu, heureuse de pouvoir enfin manger, et apeurée par l'inconnue qui lui parlait.

Apeurée parce qu'elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas la ramener au manoir. Non parce que c'était trop loin mais parce que la maison close ne pouvait être pour la soeur qu'un endroit à détruire, un lieu à proscrire.

Mais elle ne comprenait pas ! C'était chez elle ! Sa maison à elle ! Et sa tante devait la chercher partout. Furieuse. Et criant à la trahison.

Cette pensée suffit pour lui redonner la parole.

- Non s'il vous plait ! Ramenez moi au manoir ! Ma tante doit me chercher partout, elle sera vraiment très en colère !

La main de la soeur caressait ses cheveux, mais ce geste tendre ne suffisait pas pour la rassurer. La panique avait remplacé l'usure du froid, et maintenant Ninon était fébrile.

- Je vous remercie ma soeur de votre gentillesse, mais je dois vraiment rentrer. Indiquez moi simplement comment me rendre au manoir des délices. Ma soeur je vous en supplie, aidez moi !

Son regard se faisait implorant, tandis qu'elle étreignait la robe de la soeur, dans une tentative éperdue de la ramener à sa cause.

Elle avait peur. De quoi ? De qui ? C'était une évidence. Les Boldwin. Esther ne savait pas ce qui se passait exactement dans ce manoir, mais elle avait déjà largement expérimenté le fait de n'être qu'un objet pour ceux à qui les prostituées appartenaient. Et si le couple terrible était aussi affreux qu'elle se l'imaginait, alors la pauvre fille devant elle avait tout à craindre.
Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à l'y raccompagner. Bon, l'avantage serait qu'au moins elle pourrait voir le manoir de ses propres yeux, car elle ne s'en était encore jamais approchée, même si elle connaissait l'adresse. Mais ramener la jeune femme là bas eut été complètement à l'opposé de ses convictions.
Elle soupira, ne sachant que faire pour rassurer la jeune femme, qui semblait de plus en plus inquiète.

"Ecoutez..."

Elle devait absolument prendre sur elle. Il fallait qu'elle soit compréhensive.

"Je vous propose un compromis. Je vous accompagne un moment, mais je n'irai pas jusqu'à vous conduire devant les portes de ce lieu de débauche. Je vous indiquerai comment vous y rendre, vous verrez ce sera facile."

Elle n'était pas fière de sa décision, mais c'était le seul compromis qu'elle pouvait s'accorder sans outrepasser ses principes plus que de raison.

"En échange, je vous demanderai seulement deux choses, mon enfant. Votre prénom, pour savoir quelle âme perdue j'ai aidé ce soir, et ensuite j'aimerais que vous me promettiez une chose : si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à venir me voir, d'accord ? Vous me trouverez le plus souvent à l'église sur la place de la Bastille."

Elle espérait que ça conviendrait à la demoiselle. Celle-ci avait tant imploré sa pitié que la Soeur en avait le coeur tout chaviré de tristesse. Oh, oui ! Elle aimerait bien croiser cette gredine d'Amélia Boldwin, pour lui dire sa façon de penser, tiens !


*Oh, Seigneur, pardonne moi ces pensées, mais c'est plus fort que moi...*

Elle reporta son attention sur la prostituée.

"Rassurée ? Maintenant reprenez des forces, la route n'est pas bien longue mais tout de même, il y a au moins un quart d'heure de marche..."

Elle sourit avec bonté. Non, elle ne laisserait personne faire du mal à ces filles, pas tant qu'elle aurait un souffle de vie en elle, même infime. Elle en faisait le serment au Tout-Puissant.

Un faible sourire s'étira sur ses lèvres, petit sourire fait de plus de peur que de joie. Retourner au manoir était son seul espoir mais que de douleur dans ce choix. La soeur la regardait avec tant de compassion que Ninon ne pouvait y voir que son propre désarroi. Revoir le manoir, ces hauts murs tout de noir, toutes les filles de joie, et tous ses clients, ceux qui ne comprenaient pas combien elle était loin de tout cela. Dans son coeur, sous ses airs trop timides se cachait une envie de bien faire, un besoin d'exister dans le regard des autres, mais son coeur était noyé par toute la noirceur de ces lieux.

Elle se releva aidée par des bras secourables, maintenant qu'elle savait qu'elle allait bientot rentrer, elle n'était plus aussi pressée de faire les quelques pas qui la guiderait vers sa prison. Plus jamais elle ne pourrait en sortir... Amélia lorsqu'elle saurait, car elle saura.. Amélia n'aura de cesse de lui expliquer qu'elle était tenue à vie dans son role de fille de joie. Point de laisse, point d'attache, pas de corde ni menottes, juste un coeur serré dans l'étroitesse de son désir de plaire. Juste sa famille qu'il fallait retrouver, sa vie qu'il fallait rendosser comme un manteau trop lourd à porter mais qui tenait si chaud lorsque l'hiver venait.

Merci ma soeur souffla t'elle lorsqu'elle fut debout, les jambes encores fragiles.

Lentement elles prirent le chemin du retour, un chemin que Ninon jamais n'aurait retrouvé seule, et pourtant il y avait si peu de rues à traverser, de maisons à longer, si peu de pas à faire pour que les portes du manoir se dessinent à leurs yeux... Ses enjambées étaient de plus en plus petites, comme pour retarder le moment de rentrer au bercail, comme pour garder encore dans sa main celle si douce de la soeur qui bientot la lacherait, parce que ses derniers pas, les plus difficiles, il faudrait qu'elle les fasse seule. Seule elle devra tirer sur la corde qui activera la clochette de la porte d'entrée. Seule elle devra regarder le concierge qui la dévisagera l'air entendu. Seule elle devra gravir les marches du manoir, seule elle sera face à sa tante, et seule elle devra essuyer sa colère.

A moins qu'elle ne rencontre dans les couloirs d'autres pensionnaires qui sauront lui donner leur désaprobation par leurs regards appuyés. A moins qu'elle ne croise Dawn et que la honte vienne faire rougir ses joues face à celle qu'elle ne voulait pas décevoir. A moins que ce ne soit Adrian qui s'en prenne une nouvelle fois à elle et la rabaisse plus bas qu'elle n'était tombée.

Ses pensées voguaient malgré elle quelque part au dessus du manoir, et comme un fantome il lui semblait voir les lieux sans pouvoir agir sur eux. Enfin les mains se délièrent. Quelques dernières phrases furent échangées, quelques promesses qui ne seront pas tenues, une dernière hésitation en regardant les portes fermées et Ninon sonna puis attendit...

FIN



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