La vie et, peut-être à plus forte raison encore, le travail d'un Rabatteur ne se passaient pas qu'à voyager au bout du monde pour ramener des proies rares et exotiques, bien loin de là même. Pour tout dire, ces occurrences étaient bien rares en vérité dans une carrière normalement constituée, et si Henri ne se considérait pas exactement comme quelqu'un de normal, à aucun niveau que ce soit – ne valait-il pas mieux, après tout, que tous les collègues ô combien moins doués qu'il pouvait avoir, y compris au Manoir où il travaillait et qui était pourtant sensé récolter le meilleur, à tous les niveaux de ses employés ? – mais sur ce point-là, il devait bien avouer qu'il ne différait guère de ses confrères. Ce qui l'intéressait dans son métier c'était avant tout – ou disons à égal mesure avec les avantages qu'il pouvait y trouver – l'argent qu'il pouvait se faire, et si on voulait faire du profit on avait pas intérêt à ne miser que sur des investissements de longue durée qu'il fallait aller chercher bien loin pour pouvoir les ramener.

Le gros de ses affaires, en vérité, se faisant dans tout le Royaume de France. Dans des lieux assez éloignés de Paris pour ôter à la plupart des filles qui ne seraient pas contentes de leur sort l'envie de s'enfuir et pour éviter d'éventuels scrupules tardifs de ceux à qui il les achetait, ou pire encore les petits problèmes qui pouvaient se poser quand la famille avait carrément été mystifiée, ce genre de choses. Emmener une fille en disant que vous allez en faire votre épouse, annoncer qu'elle est morte en route et avoir le déplaisir que son père retombe dessus plus tard, ça pouvait causer tout un tas de problèmes. La plupart des « rabattages » de ce genre se faisaient donc à une distance moyenne, ni trop longue ni trop courte. Pourtant, il y avait d'autres sortes de proies encore, des proies que l'on pouvait aisément rabattre dans Paris même, et qui présentaient l'avantage de réduire au minimum tant les frais de transports que le temps avant de rentabiliser son « investissement ».

Ces proies, c'étaient toutes les filles perdues de la capitale, et il y en avait beaucoup, celles qui ne savaient vraiment pas où aller ou qui ne manqueraient à personne, ou bien encore celles qui recherchaient d'elles-mêmes le genre de « travail » qu'il avait à leur offrir. Dans tous les cas, on ne trouvait pas ce genre de proie-là dans les beaux quartiers, et c'était pour cela qu'Henri c'était enfoncé dans d'autres, moins fastueux sans doute mais où il était moins susceptible de trouver des proies. Néanmoins il n'avait rien déniché ce jour-là qui vaille vraiment la peine d'être ramené au Manoir. Henri avait l’œil pour évaluer une fille et savoir quand il y avait des chances qu'on la lui achète... et quand cela ne valait pas la peine de se fatiguer. Mais il savait aussi que la persévérance était souvent la clé, dans ce genre de cas, et ce fut donc sans s'être découragé qu'il continua, poussant la porte d'un bar dont le patron lui indiquait souvent les filles intéressantes. Une pièce ou deux changèrent de main – de peu de valeur car l'information pouvait n'en avoir aucune, mais d'un autre côté il en avait déjà reçu plusieurs – et il lui indiqua en lui servant son verre une jeune fille assisse dans l'arrière-salle, seule.

Henri étudia donc Ciara en entrant dans l'arrière salle, tout en sirotant son verre, l'évaluant du regard sans se détacher de la foule ambiante. Physiquement, elle n'était pas mal, c'était sûr, et elle était déjà décidée à se trouver un travail dans le milieu de ce que lui avait glissé le barman. La bonne volonté et la coopération étaient toujours de bons points, et il décida que cela valait au moins la peine d'aller se rendre compte directement de ce qu'elle valait ou ne valait pas au juste. Il s'approcha donc de sa table d'un pas tranquille, prenant place en face d'elle sans attendre d'y avoir été invité.

« Hé bien ma jolie... il parait que tu cherches un travail ? »

Après l'avoir rapidement évaluée du regard, Henri en avait conclu qu'il s'agissait du genre de cas – et du genre de fille – où il valait mieux ne pas finasser. Elle cherchait clairement ce qu'il pouvait lui offrir, et elle avait décidé le barman à lui faire la commission, ce qui entraînait soit un payement qui évoquait assez de détermination soit une capacité très avancée à user de ses charmes. Dans tous les cas, il ne servait à rien de tourner autour du pot et il ce fut avec un sourire direct, qui inspirait une certaine confiance, qu'il se pencha légèrement vers elle.

« Il se trouve que je représente une des maisons les mieux fréquentés de Paris je leur... déniche des talents. Alors, est-ce que tu es vraiment à la recherche de ce genre d'offres ? Et que crois-tu avoir dans la manche qui mérite que je te la fasse ? »

La première opinion d'Henri était déjà établie, et il était rare qu'il se trompe, avec les années et l'expérience qui aidaient bien, mais il était toujours curieux de voir comment une fille défendait sa cause... à moins qu'elle n'ait d'autres projets en vue, évidemment.

Contrairement à de nombreuses autres jeunes filles que le Rabatteur avait pu prendre entre ses griffes au fil des ans, celle-ci ne semblait ni perdue ni apeurée, mais bien plutôt sûre d'elle. Oh, attention, il y avait aussi de tels spécimens en circulation, ce n'était pas un cas unique, surtout parmi les filles qui cherchaient un « emploi » comme il l'avait dit avec un certain euphémisme. Simplement, c'était une autre sorte de chasse, pas forcément moins plaisante, comme le confirma le regard brûlant que la jeune beauté lui rendit.

« Je ne pense pas avoir les qualités que vous rechercher Monsieur, j'en suis certaine... »

Hé bien voilà qui avait au moins le mérite de la clarté, en plus de celui de la confiance. Un léger sourire se dessina sur le visage d'Henri, qui aimait son aplomb. Une bonne qualité pour vendre une fille, tant qu'elle ne se transformait pas en arrogance... arrogance injustifiée, en tous cas. L'arrogance légitime était, par bonheur, bien moins problématique. Il la regarda sourire et boire une gorgée sans répondre, la laissant finir tout en l'évaluant d'un regard léger mais attentif.

« Je ne suis pas une petite novice à qui il faut apprendre à se tenir droite. »

Cette remarque la fit rire, et arracha un léger sourire au Rabatteur. Elle semblait en effet plus confiante et plus mûre que la plupart des novices qu'il « ramassait » en général, mais restait à voir si elle était vraiment capable de tout ce qu'elle avançait ou si ce n'était que bravache. Dans tous les cas, elle devrait faire une prise intéressante...

« Je sais comment séduire un homme, reconnaître ses désirs, et les satisfaire un temps voulus, lorsqu'il m'a révélé tous ses secrets bien sur... Je suis loin d'être une gamine naïve et je connais le métier. »

Ces paroles agrandirent le sourire d'Henri, un sourire à la fois amusé et intéressé. Le même intérêt brillait, telle une douce étincelle, dans son regard alors qu'il l'observait, après qu'elle eut fini de parler. Elle était polie, mais la fermeté de son ton comme de son expression semblaient vouloir clamer qu'elle était sûre d'elle et qu'elle avait de réelles capacités. C'étaient des atouts appréciables, qui risquaient surtout – enfin, disons que c'était surtout ce qui l'intéressait lui – de faire monter sa prime... si toutefois ils se révélaient fondés. Mais il verrait cela plus tard.

« Voilà qui est intéressant... en tout cas tu as de l'aplomb, et une certaine tenue, en plus d'être jolie à regarder... et si tu sais déjà comment te comporter ça évitera le gros de la formation à mes employeurs. Sans compter que certains hommes aiment cette confiance féminine, quitte à tirer du plaisir de te faire plier. »

La voix du Rabatteur était devenue plus douce, alors qu'il parlait des qualités de la belle. Une douceur qui avait pourtant un petit quelque chose, presque indéfinissable, une légère coloration malsaine, tout comme le regard intéressé qu'il posait sur elle. Un mince sourire retroussa à nouveau ses lèvres, un sourire à la passivité trompeuse.

« Toutefois, avant de présenter de tels atouts il faut que je vérifie ce que tu dis. Si tu m'offrais seulement la fermeté de ton jeune corps et la beauté de tes traits l'examen serait rapide, mais puisque tu veux me vendre aussi tes capacités... »

Une note clairement plus malsaine passa dans la voix et dans le regard d'Henri. Pour une fois, il jouait un rôle différent de ceux qu'il mettait le plus généralement en avant. Il n'était pas totalement lui-même, mais il menait un autre jeu. Il avait affaire à une fille qui se présentait comme professionnel, et il comptait bien l'éprouver comme tel.

« Il existe là où je me propose de t'emmener différentes classes de filles... si tu me prouves que tu possèdes bien les capacités que tu dis avoir tu auras un meilleur salaire et de meilleures conditions de vies... reste à savoir quelles preuves tu te proposes d'apporter... »

Il n'était pas bien difficile de deviner – il faisait même un certain effort pour l'étaler – à quel genre de preuves pensait Henri... mais restait à voir ce qu'allait faire la fille. En fonction de ce qui allait suivre il pourrait envisager de la signaler comme une potentielle Ribaude ou non. Il n'avait pas menti pour une fois, après tout gagner quelque chose au lieu de rien du tout était bien une amélioration notable du salaire et des conditions, non ?

La jeune femme était passée par différentes émotions, et différents stades d'émotions, aussi, au fur et à mesure que parlait le rabatteur, mais elle n'avait en tous cas jamais parue découragée, abattue, affaiblie ou apeurée par ce qu'il lui disait, et c'était déjà un début de bon augure. Combien de fille qui espéraient jouer un coup de bluff se dégonflaient lamentablement dès que l'aiguille ne faisait même que s'approcher ? Celle-ci semblait faites d'une autre étoffe, et Henri se disait de plus en plus qu'il avait peut-être trouvée une belle « proie », qui en plus venait d'elle-même se jeter dans la gueule du loup qu'il était. On aurait pu arguer, cette, que c'était gâcher le plaisir de la chasse, mais le Rabatteur, lui, voyait seulement le plaisir supplémentaire qu'il pouvait avoir à « savourer » cette proie-là, autant par ce petit échange verbale en soit déjà intéressant que par un échange beaucoup plus physique qu'il comptait bien faire suivre. Si les vierges rapportaient cher, celles qui ne l'étaient pas permettaient aussi de mieux... tester la marchandise, disons.

Autre signe prometteur, elle vit son visage et son regard s'illuminer tous deux d'un intérêt qu'elle ne cherchait même pas à cacher quand il en vint à lui parler d'argent. Hé bien, voilà une petite honnête, au moins ! Elle était appâtée, et par un élément sur lequel il pouvait facilement jouer. Restait à voir si elle méritait cet appât, mais elle n'allait sans doute pas tarder à lui en apporter la preuve, comme le laissait supposer son sourire lumineux...

"Si mon rôle et de vous le prouvez ce je suis capable, cela va être divertissant je pense..."

Le sourire du Rabatteur répondit à celui de la prostituée, quoi que moins rayonnant sans doute, et certainement plus malsain. Il laissa échapper un léger soupir de satisfaction quand elle vint glisser sa jambe contre la sienne pour le taquiner... du moins savait-elle ce qu'elle faisait, loin des filles qui se disaient expérimentées mais se montraient finalement soit trop timides soit au contraire trop franches, lui sautant carrément dessus sans préliminaires qui, s'il s'en dispensait personnellement très bien, en fait, faisaient partie de l'arsenal de toute bonne catin qui se respectait...

"Oups alors... Mais..."

Joueuse, un sourire malicieux aux lèvres, elle rapprocha sa chaise de la sienne, jusqu'à pouvoir être tout près de lui, effleurant puis caressant sa cuisse tout en s'éloignant parfois dans une zone plus lointaine, faisant sourire le Rabatteur, qui semblait indubitablement beaucoup apprécier ce que lui montrait la jeune « candidate », si l'on pouvait dire. Nul doute qu'il allait prendre beaucoup de plaisir à faire son métier, cette fois-ci...

"Voyez-vous, bien que l'idée de me faire prendre sur cette table je pense, ne vous déplaise. Un endroit plus convenable pourrait permettre de s'amuser voir de réalisés vos désirs... Vous avez l’habitude de mains expertes, mais laissez-moi le plaisir de vous satisfaire. "

Un sourire passa sur les lèvres du Rabatteur, à la fois amusé et séduit, ce qui était exactement ce qu'il recherchait chez une jeune candidate comme celle-là. Plus ça allait et plus elle semblait prometteuse, mais restait encore à voir si elle tiendrait ces promesses une fois arrivée pour de bon dans le lit de l'homme qu'elle prétendait convaincre. Et pour cela, elle avait raison, le meilleur moyen était encore de trouver un coin tranquille pour passer à l'étape suivante.

« Voilà une idée qui semble prometteuse... Le tenancier loue des chambres pour... ce genre de petit service. Suis-moi. »

Une fois l'ambiance installée, Henri n'était pas du genre à finasser outre mesure, mais ce qu'il y avait surtout, ici, c'était qu'il voulait voir si la jeune fille était capable d'obéir sans discuter quand son client lui donnait des directives, sans se soucier de voir si elle appréciait ou pas. Il ne prit donc même pas la peine de voir si elle le suivait quand, se levant, il gagna à nouveau le comptoir, derrière lequel l'homme avait déjà un sourire entendu. Ce n'était pas la première fois qu'il procédait de la sorte, le test « sur pièce » étant après tout la meilleure façon de s'assurer de la qualité...

« Une chambre, pour moi et mon... amie. »

Le sourire de l'homme ne fit que s'accentuer alors qu'une lourde clé et quelques pièces changeaient de mains, puis, sans se retourner, Henri fit signe à la damoiselle de le suivre à l'étage. Le ferait-elle ? Il ne pouvait le savoir, mais il pensait que oui, le contraire aurait été un grave signe contraire à ce qu'il avait pu voir jusqu'ici. Quoi qu'il en soit, il avança jusqu'à une petite chambre miteuse mais à peu près propre qu'il ouvrit, révélant un lit et le strict nécessaire pour appeler ça une chambre. Ce n'était pas bien grave, vu qu'il ne voulait utiliser que le lit.

« Hum... »

Une fois la porte ouverte, il jeta enfin un coup d’œil derrière lui, pour voir si la fille l'avait bel et bien suivit, finalement... et le cas échéant pouvoir juger de ce qu'elle allait faire, maintenant qu'il lui offrait un cadre fonctionnel, à défaut d'être prometteur...